Lorsque je peignis ces deux toiles en juillet 2009, je sortais, si l’on peut dire, d’une longue période pendant laquelle j’avais dessiné sur toile à la plume et à l’encre de Chine, cherchant, de façon plus ou moins consciente ou raisonnée, à pénétrer au plus profond de l’humain. La plume était mon scalpel et je me voyais tantôt en chirurgien, tantôt en as de la vivisection. Il en était résulté une étude plutôt approfondie de l’horreur de laquelle, il me faut bien en convenir, je m’étais longtemps délecté. Puis petit à petit la couleur était réapparue, et avec elle la chair et puis la peau. Jusqu’à ce qu’enfin, par lassitude peut-être, je délaisse la plume, dont je ne me servirais alors plus que sur feuilles, au profit du pinceau. Au-delà de la lassitude il y avait aussi une tentative de simplification de l’acte, une sorte de logique. Quoi de plus logique en effet que de réserver la plume à dessin au support idéal, le papier, et la couleur et le pinceau à la toile ?
Bref, j’en étais là de ces considérations lorsque je trouvai ces deux toiles ovales, et parfaitement vierges.
Allez savoir pourquoi, cette forme de châssis m’avait toujours évoqué ces portraits en noir et blanc des aïeux. Il y en avait encore un chez mes parents. Un vieillard aux airs de Clémenceau dont on me disait qu’il était mon arrière grand-père. Un inconnu et pourtant mon ancêtre. Qu’il me soit permis aussi d’ajouter que mon rapport à la photographie avait été jusqu’à il y a peu un rapport à la mort. En effet, les seuls portraits qui ornaient les meubles de la demeure familiale furent jusqu’à l’arrivée des premiers petits enfants ceux de nos chers disparus.
En raison de tout ce qui vient d’être dit, il m’était alors apparu « nécessaire » de figurer sur ces toiles deux portraits d’aïeux imaginaires, aux visages graves et emprunts de dignité, mais néanmoins recouverts, en lieu et place d’épiderme, de vers roses et grouillants.
Vous-êtes vous jamais arrêtés à fixer du dessus un plat de spaghettis à la bolognaise ? Essayez et vous comprendrez. Je venais pour ma part de faire cette expérience picturale avec une toile de 100x100, un portrait en buste que j’avais nommé Lilith en hommage à la célèbre démone, et dont le visage était en fait un masque de ces vers.
Il faut bien comprendre qu’au-delà du caractère peu ragoûtant de cette technique, c’est son coté laborieux qui moi m’intéressait. Ces efforts de patience que je ne faisais plus depuis que j’avais délaissé la plume au profit du pinceau, je voulais absolument les revivre. Je n’aime pas la facilité. J’avais besoin d’en chier, besoin de me prendre la tête, besoin de me plonger dans cet état quasi-hypnotique qui quand je peins ou dessine, m’empêche de penser. Besoin aussi sans doute de me contraindre pour m’élever, et par là-même d’élever le niveau de ma création.
Quoi de plus naturel alors, puisque j’en étais là, au sortir je le rappelle d’une toile emprunte de démonologie, que de m’attaquer au plus célèbre des mythes de ce coté-ci du globe : la Sainte Vierge ? Ah je m’en délectais d’avance. Moi le bouffeur de curés j’allais maintenant mettre le paquet, et j’allais y mettre tant de soin que nul ne pourrait prétendre que mon antichristianisme n’était qu’un coup de gueule facile, un pétard mouillé.
N’est-ce pas paradoxal cela dit que de vouloir se plonger dans un état quasi-hypnotique et de faire appel à une discipline de fer, à l’instar d’un jeune converti, afin de lâcher ses ires sur la plus célèbre des religions ? Il serait si simple de peindre une croix à l’envers ou un christ bandant. Non, ça n’est pas paradoxal. Pas pour moi en tout cas.
Primo, c’est avec leurs propres armes qu’on élimine ses ennemis, question de déontologie.
Secundo, même si les religions me font vomir, je reste fasciné par l’art sacré parce que justement il se situe au-delà de tout. Il suffit pour s’en convaincre de regarder le retable d’Issenheim ou le plafond de la Chapelle Sixtine.
Tertio enfin, pour moi tout artiste qui se respecte a rapport au sacré. En ce sens où la création est cet acte par l’intermédiaire duquel l’homme se situe au-delà du commun et grâce auquel il lui est permit de s’entretenir avec les forces, les énergies, la magie ou peu importe le nom qu’on donnera à cet état - l’état de grâce – qui parfois submerge ceux d’entre nous qui savent nager/voler, nous donnant par là-même une bonne raison de poursuivre dans notre voie, de continuer à respirer, de vivre.
Mater Dolorosa ne pouvait pas s’appeler la Sainte Vierge. Je ne convoquai ici nul miracle, nul discours à l’eau (bénite) de rose (cruciforme).
La Douleur. C’est si important encore de nos jours pour l’occidental. La douleur, le pêché, la culpabilité. Encore, encore ! On en réclame toujours plus. C’est le christianisme qui nous y enjoint.
Comment une religion basée sur l’Amour et rien d’autre a donné un tel ramassis de bêtises toutes plus dangereuses les unes que les autres pour le bon développement de l’intelligence individuelle, c’est une autre histoire. Qu’on comprenne simplement pourquoi c’est de douleur que je voulais parler.
Douleur qu’éprouve celui qui cherche encore jour après jour un sens à sa vie, refusant la réponse prédigérée vendue entre les pages du Livre des Livres.
Douleur, douleur notre mère, je sanctifie ton nom !
Douleur enfin de n’être qu’un être de chair quand on se voudrait pur esprit. Car en effet, vous imaginez-vous, vous, la vierge assises toutes jupes retroussées au dessus d’un trou d’aisance, ou Jésus lui-même lâchant quelques vents au beau milieu du discours qu’il prononça devant les Pharisiens ? J’avoue pour ma part que ça me gène un peu, et ça me gène parce que je sais que c’est vrai. Parce que ça aussi c’est être humain. Parce que c’était des humains, des hommes et des femmes de chair et de sang, avec peut-être juste un peu plus de cervelle et de folie que le premier quidam venu pour ce qui concerne Jésus. Mais aussi avec un petit et un gros intestin.
Douleur – Chair – Viande. Des humains donc.
Approcher le Sacré, ce serait alors transcender cet état « physique » via la foi, une croyance forte. N’être pas qu’un intestin sur pattes, être plus que ce que l’on est, que ce que notre naissance a fait de nous. Douleur alors devant l’effort à accomplir.
Le quatrième œil sur l’auréole m’est apparu comme en un songe, puis SON lui-même, le Fils, par transparence. Autosuggestion, fatigue, mauvaise alimentation ? Qu’est-ce que ça peut faire ? Cela a été. Je l’ai vécu. Ainsi soit-il.
Après, seulement après, j’ai appris que dans la Bible il est écrit qu’il est nécessaire de pourrir pour ressusciter.
Patrick Jannin
Belfort, le 16 mai 2010