Ajouté le 24 août 2006
No Man’s Land, toile peinte lors d’une résidence que je fis à Paris en mai 2010 se veut être une réponse à Tant Qu’Il Y Aura Des Hommes, dont j’avoue n’avoir qu’un vague souvenir. Quoiqu’il en soit, tant qu’il y aura des hommes, il y aura de la vie, il y aura de l’espoir.
J’avais été invité à faire cette résidence afin de préparer une exposition sur le thème (N) Ayez (Pas) Peur. Il ne me restait plus, à moi, qu’à trouver ce qui m’effrayait le plus. Réponse immédiate : la guerre.
Mes parents l’ont connue, mon père a même participé après 45 à d’autres conflits de part le monde. Quant à moi je n’ai vécu que des luttes intérieures, des angoisses que j’ai su générer ma vie durant, sans faire trop d’effort il me faut bien l’admettre, pimentées ça et là de quelques traumatismes hérités de mes aïeux. Bref, tout est normal. Et l’âge aidant – l’art aidant ? – j’arrive de mieux en mieux à gérer ces luttes.
Enfin, pour information et en guise d’anecdote, j’ai achevé la toile un 8 mai. Y’a pas de hasard comme dirait l’autre.
Ca ne s’arrête pas là pour autant. Car cette peinture a généré dans sa réalisation même d’autres guerres, d’autres destructions.
Lorsque j’ai fait les premiers croquis, lorsque j’ai « pondu » ce projet, j’avais choisi comme titre Alice in No Man’s Land. Eprouvant depuis quelques temps déjà une certaine fascination pour l’ouvrage de Lewis caroll – je travaillais depuis deux ans sur le Lapin Blanc – je venais enfin d’entreprendre la lecture du célèbre livre dont ne me subsistaient que quelques souvenirs d’enfance. Et puis aussi Alice je la connaissais. Elle vivait dans un lointain Wonderland, un pays d’interrogations d’où j’étais à la fois présent et absent et au seuil duquel je rêvais.
Et dans ce projet la jeune fille qui tenait autant d’Alice que de Lolita – car elle n’était pas vraiment ingénue – se trouvait miraculeusement indemne au milieu d’un charnier sous un ciel de feu et de cendres. La vierge-putain était demeurée vivante et pure. Rien n’était alors tout à fait perdu. Il n’y a plus d’hommes ? Qu’importe puisqu’il s’agit d’un rêve, d’un Wonderland. L’espoir subsiste.
Oui mais. Et si ce n’était pas un rêve ?
Sort-on indemne de ses propres cauchemars ?
Si cette Alice là est restée désirable jusqu’à la ceinture, jusqu’au niveau des organes de la reproduction, elle reste néanmoins environnée de cadavres à des stades plus ou moins avancés de décomposition. Donc s’il y a encore un espoir de reproduction, de vie, il ne viendra que du seul spectateur, et à condition qu’il puisse, et veuille bien, « pénétrer » dans cette toile.
Mais qui le voudrait ? Regardez-là bien cette vieille gamine. Même sa poupée a la gueule gangrénée. Le jouet blond, ange pourri, lève sa main en un geste de supplication que le feu de la guerre semble avoir figé depuis longtemps déjà. Et son regard de plastique ne fixe pas le sein nourricier de la jeune fille qui joue à la poupée, mais le ciel, ce ciel multicolore qui évoque plus la palette du peintre-démiurge qu’autre chose.
Et puis même si les hanches de la femme-enfant font encore illusion sous la robe blanc-cassé (souvenir de quelque chose de virginal), le ventre dessiné en creux ne peut à coup sûr plus rien recevoir. Donc plus rien donner.
Le mal est partout, quand bien même le mâle, lui qu’on dit semeur de trouble, n’est plus.
Alors ça y est, c’est fini ? C’est l’Apocalypse, enfin ? Déjà ?
Peut-être pas, car on voit derrière Alice qui prévoyante a revêtu son masque mortuaire se profiler deux ectoplasmes, de sexes opposés pourrait-on dire. En tout cas moi je le dis.
Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Ca nul ne le sait. En tout cas ils sont là, pas menaçant du tout d’ailleurs puisque le plus froid des deux enveloppe la femme d’une gangue de boue glauque. Et puis si l’on regarde bien, il subsiste dans l’absence de barbelés à l’arrière-plan une issue, une porte.
Peut-être qu’on peut toujours rêver après tout.
Mais ça, ça n’est pas une raison pour ne plus avoir peur.
A Paris, le10 mai 2010
Patrick Jann!n