Patrick Jannin

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Ajouté le 24 août 2006

Patrick Jannin Le fripon divin


"Savez-vous au juste ce que c'est que la cruauté ? " Hein ? Et le théâtre de la cruauté ? 'Cruauté' quand j'ai prononcé ce mot, a tout de suite voulu dire 'sang' pour tout le monde. Mais, 'Théâtre de la cruauté' veut dire théâtre difficile et cruel d'abord pour moi-même."Antonin Artaud

Patrick Jannin est un artiste de la cruauté, si tenté que par ce mot nous entendions ce qu'Antonin Artaud voulait dire quand il employait ce terme. A savoir : un artiste ayant su placer au dessus de son amour pour la beauté, une sorte d'exigence tragique. Voilà pourquoi ses oeuvres peuvent parfois sembler choquantes, irritantes, dérangeantes – pour ne pas dire dérangées. Mais ce qui dérange, en elles, n'est pas quelque chose d'intentionnel. Non, la cruauté, ici, n'a pas le goût de la provocation ni de la pose esthétique. Bien au contraire. Elle n'est que l'expression d'une âme ayant choisi d'affronter les conflits qui la fondent – et de faire de cette lutte contre elle-même, le point de départ d'une oeuvre sans ornement. D'une oeuvre absolument honnête.

Patrick Jannin, commentant son propre travail, l'exprime d'ailleurs avec la plus grande clarté : « Je ne suis pas un artiste trash. Je ne fais pas dans la provocation par vice ou pour choquer le bourgeois. Je me fous bien de savoir à quel courant artistique j’appartiens, tout comme je me moque de savoir ce que les gens en pensent. Mon seul souci, ma seule gageure, c’est ma sincérité. (...) S’il fallait définir mon geste, je parlerais de lucidité. »

Si nous devions, à notre tour, définir un peu plus précisément le terme de lucidité, nous serions tenté d'en faire, à la suite du philosophe Méhdi Belhaj Kacem, l’anagramme du mot ludicité1. Car si Patrick Jannin explore, dans ses dessins, les désordres qui affectent la vie affective et sexuelle de l'humanité, il n'oublie jamais, pour autant, de nous aider à en percevoir la dimension comique. Ajoutant ainsi à ce qui aurait pu n'être qu'une sorte d'almanachs des perversions humaines, une touche d'humour ou d'ironie, cet artiste « déjanté » est parvenu à hisser son oeuvre sur les hauteurs de la conscience humaine – là où le rire de l'idiot se mêle enfin à la quête du sage.


C'est pourquoi, d'ailleurs, il serait maladroit de classer l'oeuvre de Patrick Jannin dans la catégorie de l'art brut. Car bien loin de n'être que l'esclave de son inconscient, cet artiste nous prouve, au contraire, qu'il est possible de donner libre cours à ses pulsions (de les regarder en face et de les peindre), sans pour autant sombrer dans la folie ou la démesure. « Ne vous en déplaise, je ne suis pas plus "fou" que vous, je ne suis pas le "monstre", l'handicapé mental que d'aucun se plaisent souvent à voir en moi. J'ai, par contre, de même que certains artistes qu'on dira plus "lucides", cette sincérité qui m'empêche de mentir, à moi-même comme à vous. »

Mais quel est ce mensonge dont nous parle Patrick Jannin et qui, comme par ricochet, voudrait faire de lui un monstre ? Ne serait-ce pas celui que véhicule implicitement toute institution sociale (la famille, l'école, la télévision) en voulant donner pour modèle à nos comportements l'image, par trop naïve, d'un homme policé, d'un homme abstrait, d'un homme ayant désappris à vivre au contact de sa propre chair ? C'est là, en tout cas, ce qui ne cesse de transparaître dans bon nombre de ses dessins, et tout particulièrement, dans cette image au titre ô combien évocateur : « Heil Jésus, ou les valeurs de la famille ».

Mais c'est peut-être plus encore dans sa série intitulée « Lapin, Lapine » que Patrick Jannin a su donner à sa pensée l'archétype dont elle avait besoin pour atteindre à sa plénitude métaphysique. Inspiré, en apparence, par l'histoire d'Alice au pays des merveilles, c'est pourtant du côté de la mythologie, et plus particulièrement du côté de la figure du Trickster (du fripon divin) qu'il nous faut nous pencher si nous voulons en saisir toute la valeur. Car tout comme la figure du Trickster, la figure du Lapin, dans l'oeuvre de Patrick Jannin, a pour fonction de transgresser les limites, d'apporter, au sein de la cité, le désordre dont elle a besoin pour que se trouve, enfin justifié, le bien fondé de ses normes.

C'est pourquoi Gustav Jung a pu faire de ce personnage mythique un archétype (qu'il nommera « L'enfant intérieur ») appartenant aux structures les plus élémentaires de la psyché humaine. Et c'est pourquoi aussi, nous ne pouvons que saluer, dans l'oeuvre de Patrick Jannin, la renaissance d'une telle figure capable de nous conduire, comme par la main, jusqu'au coeur des problèmes les plus fondamentaux de la condition humaine. Et si, envers et contre l'optimisme rationnel qui guide, aujourd'hui encore, nos sociétés, Patrick Jannin nous rappelait qu'il ne sert à rien de vouloir vivre dans la lumière si cette lumière n'a pas pour préalable, l'ombre qui la soutient.

Frédéric-Charles Baitinger


Lieu d'exposition
Galerie Golden Brain

Créé avec Artmajeur